A THOUSAND UPLANDS  

Généalogie d’une présence

  

« Sobriété, sobriété : c’est la condition commune pour la déterritorialisation des matières, la molécularisation du matériau, la cosmicisation des forces. Peut-être l’enfant y arrive-t-il. Mais cette sobriété, c’est celle d’un devenir-enfant, qui n’est pas nécessairement le devenir de l’enfant, au contraire. »

 

« La peinture s’inscrit dans un « problème » qui est celui du visage-paysage. (…) une déterritorialisation des visages et des paysages, au profit de têtes chercheuses, avec des lignes qui ne cernent plus aucune forme, qui ne forment plus aucun contour, des couleurs qui ne distribuent plus de paysage »

 

« Le dessin de l’idée infinie étant indéfini, ne comporte rien de mieux qu’un élément sans commencement ni fin ; et ainsi c’est la ligne droite indéfiniment prolongeable de part et d’autre : elle se termine bien entendu dans le graphique, par la limite de la nécessité matérielle, mais elle ne se termine point dans la pensée, ni dans la supposition. »

 

 

            Laisser libre la goutte d’eau mélangée aux couleurs d’une sensibilité rouler sur le papier, sa chute cristallisée avant qu’elle ne rejoigne le sol, tel un flocon de neige qui réside d’abord dans l’oeil de l’observateur avant de fondre atterré sous les dards solaires. Absorption conciliante des flots, couches moléculaires, dentelles impondérables, les voiles isiaques en nombre variable viennent peu ou prou masquer leur support. Naissance des chaînes et des trames, tout à la fois orientantes et désorientantes pour le regard, donnant à la surface ses lettres de profondeur.

            Ne pas pouvoir dire précisément de quelle couleur est l’oeuvre, voilà sa couleur précise, en lutte contre ses propres moyens d’expression. Ne pas pouvoir retenir exactement ce à quoi l’oeuvre ressemble, voilà son portrait exact, lutte contre la mémoire qui voudrait empaqueter l’image, comme quelqu’un essayant d’emprisonner de l’eau dans un mouchoir en papier.

            Création d’un langage pictural qui tend à échapper à sa propre formalisation. C’est-à-dire un langage qui lutte contre ses propres règles, en resserrant toujours les contraires les uns contre les autres, en fuyant fidèlement les lassos de la définition et en aiguisant des pointes de déterritorialisation, pour que l’oxymore, au passage généré, soit tel qu’il  amorce deux mouvements superposés : l’un surpassant, par le haut si on veut, son appui tout en le comprenant, l’autre retournant à la source, par le bas, descente vers le silence.

            L’oeuvre se débat de tout embastillement, elle invite à ravaler les mots que l’oeil fomente pour la circonscrire. Elle s’évertue à faire échouer la mutinerie de l’esprit analytique et préserve ainsi ses propres indéfinissables. Traversée d’un champ oxymorique qui court-circuite le raisonnement. Profondeur plate, effacement avivé, monochrome versicolore, immobilité mouvementée, déterritorialisation territorialisée ; voilà quelques un des couples d’incompossibles dont les noces sont officiées à même la blancheur maculée et maritale du papier, et dont le grain y projette encore son sel. Couples fournissant aux oeuvres leur devenir, leur qualité musicale, en ce qu’ils allouent une exploration de longue durée, presqu’indéfinie parce qu’ayant rendu la peinture mouvante, vibrante, en vie.

            L’oeil est nomadisé, il erre serein dans les steppes bigarrées. Au détour de certains déserts, où vont bon train les fouilles archéologiques de la lumière, un lointain tabernacle. Au détour de certaines mers, un rocher insulaire telle une flèche atlante lavée par les flots. Au détour de certains cieux, une saillance tel le comble d’une montagne défiant la canopée des nuages. C’est la peau du monde d’où point l’os de dieu, c’est l’étoffe invisible d’où point le squelette du monde. Ancre flottante accouchant de fugues et de réfractions.

           

            Les oeuvres, sa mer et ses vagues permettent à l’oeil un devenir-vague, et ainsi de les suivre  soi-même jusque dans leurs extrêmes écumes. En effet, avant que la vague ne s’écrase, un tunnel est créé par l’enroulement du dos convexe vers le ventre concave de la vague. À ce point d’entre-deux aphrodisiaque pour les contraires qui risquent l’abandon à l’amour de leur propre revers, coule un vertige. Nous y découvrons l’oeil de la vague, septième rayon axial de l’arc-en-ciel, insaisissable. Comme si les portes d’une écluse, muselant alors les eaux, seraient retirées en un instant mathématique - « cet instant n’est pas celui où l’eau commencera de couler, mais le précédera un tant soit peu : car l’eau ne tombe que parce que l’obstacle a disparu, et l’effet ne peut jamais coïncider exactement avec la cause qui le produit. Il y a donc un moment imperceptible et fugitif, où l’eau n’est plus en équilibre, mais ne tombe pas : elle va seulement tomber ». Ce moment, ce « lieu géométrique » et « état de conscience universelle », il est ce je-ne-sais-quoi qui « glisse entre les doigts de notre entendement » ou s’évapore en raison de sa subtilité, ligne de fuite trop escarpée.

            C’est l’entrée sur le territoire de la présence, cette dernière se territorialisant sur la déterritorialisation même, goutte d’essence en suspension. Centre des centres, présence indicible mais palpable de ce que le visible retient et suggère simultanément. Araignée indiscernable « qui forme la toile de sa propre substance ». Atmosphérisation de la matière, « texture tacite de l’expérience (…) texture d’invisibilité ».

            C’est la demeure sans murs de l’inassignable, où toutes les dualités oxymoriques furent conviées à opérer leur valse oscillatoire, et l’oeil d’entrer dans la danse. Toutefois, ces oxymores ne sont ni identiques ni non-identiques à cette présence. Autrement dit, la présence ne tranche pas, ni n’accepte d’être la réunion ambigüe et féconde des contraires. Elle se soustrait également à être congédiée vers un En-soi inconsistant mais en est comme l’émissaire ; la présence se donne une, entière et pure.

            Elle inonde notre être de sa lumière et fonde la possibilité de nouvelles couleurs, comme le soleil tous les matins donne déjà sa lumière avant même d’enjamber l’horizon. Présence, sur tes chemins de liberté se dégage un parfum et ce parfum émane d’une fleur infinie. Fragrance qui déracine l’espace et qui laisse au temps le soin de se compter par lui-même.