A las cinco de la tarde

 

Le projet « A las cinco de la tarde » est avant tout un projet pictural qui s’attache à capter le regard du spectateur par une généalogie du peindre.

Ce qui apparaît d’abord comme des tableaux abstraits, quasi monochromes, dénote rapidement sa surface par la construction particulière de la toile et son châssis, déformé, embouti. 

Déjà la peinture dit sa singularité ; elle remet en cause les dogmes de la modernité –la planéité par exemple- pour affirmer une présence autre.

Elle capte ainsi le regard qui ne peut échapper à la découverte d’une peinture construite en strates, à la découverte d’une surface instable, mouvante par la composition des couleurs et des traits. C’est probablement dans un troisième mouvement de perception que peu à peu se découvre, enfouis dans la masse colorée, un portrait.

 

Je me suis attaché à ce que l’expérience picturale que je propose laisse voire une présence, une force, un être-là. Pour cette raison je revendique une peinture irreproductible, indicible, inassignable. Je l’ai fait longtemps en usant des « motifs » abstraits de la modernité –la grille, l’entrelacs, la limite, le cadre- et des constituants de la peinture. Introduire la figuration comme composition sous-jacente des effets à venir d’une peinture à la marge de l’abstrait est ma volonté « d’incarner » la présence, de la relier à la mémoire, c’est à dire à l’histoire et au lieu. C’est lui reconnaître d’emblée une portée politico-sociale. 

 

J’insiste pourtant sur le fait que je parle de peinture et de son corolaire –que voit-on, comment voit-on et pour quelle présence ?

Introduire la figuration dans la singularité picturale qui m’est propre m’a imposé un certain nombre de décisions. La composition des images sous-jacentes, leurs contrastes et leurs couleurs, sont établis en fonction des couches de couleur qui vont les couvrir tout en permettant leur rémanence. Elles remplacent les motifs abstraits précédents. Elles assument tant la force compositionelle que la capacité à faire voyager interminablement le regard. Ces images permettent pour autant de finaliser les peintures à la marge de l’abstraction.

Introduire la figuration -ici des portraits- devait partir du particulier –le peintre, son lieu, …etc- mais nécessairement toucher à l’universel, c’est à dire chacun d’entre-nous.

Voilà pourquoi j’ai choisi de représenter les fusillés par le franquisme à Formentera. Leur exécution à portée universelle en des temps troublés pour la démocratie, en des temps où les quatre coins du monde sont rongés par la violence et l’injustice et –pour dire bref- où l’humain est loin d’être humain. L’on comprend donc que, comme la peinture s’élabore en palimpseste, le sens profond de son discours caché dans l’ « être là peint » est la mémoire, le temps, le mal, nous.

Enfin la vision de ce travail permet d’expérimenter l’effet de ce qui est caché ou, comment la chose cachée révèle, en un procédé pictural qui finalement nous raconte.

Les documents photographiques utilisés pour l’exécution des portraits sont peu nombreux et de mauvaise qualité. Seuls quelques-uns des fusillés de l’île ont laissés une trace photographique à l’histoire. J’ai élargis le cercle des représentés à ceux qui avaient un lien avec Formentera, ou à ceux qui, par leur mort, représentaient l’universalité du mal fasciste. Je pense particulièrement à Barbara Garcia Doreto d’Ibiza –à ce jour l’unique femme de cette série !- et à Frederico Garcia Lorca –la poésie, l’art- qui m’a fourni le titre de ce projet : « A la cinco de la tarde », extrait de son Llanto por Ignacio Sanchez, l’ami mort sous les cornes du taureau. Car bien evidemment ce projet est aussi en quelque sorte un chant funèbre en même temps qu’une reconnaissance.

Bien entendu –oserai-je dire bien vu-, que l’acte de reconnaissance est l’acte visuel qui agit face à mes peintures qui savent bien que ce qui est reconnu est de soi et porte donc la force de l’universel et sa part d’inconnu.

 

Michel Mouffe, Formentera, Can Roget, 30.X.18