Tous les matins du monde

« Le monde et nous, nous nous dirigeons ensemble vers nos profondeurs (...) et l’abstraction de l’art moderne est une tentative pour nous arracher par le rythme à l’intellectualisation et à la mécanisation de l’homme moderne et de son univers »

Henri Maldiney

Un matin d’hiver dans la grande cour ovale d’un bâtiment, je remarquai que l’ombre de la construction avait dessiné, de concert avec le soleil, des formes sur la pelouse. Une ligne très nette différenciait d’un côté de la cour l’herbe gelée que les rayons de soleil n’atteignait jamais, et de l’autre, l’herbe qui connaissait la chaleur et le dégel durant le jour. L’une arborait donc un vert vif, tandis que l’autre demeurait blanche nuit et jour. Sans savoir pourquoi, la vision de ce phénomène, répétée plusieurs fois, m’intriguait profondément.

Ce n’est que quelques jours plus tard que j’ai compris pourquoi l’expérience de ce petit carré d’herbes aux couleurs différenciées par le soleil m’avait tant marqué. Ce qui m’avait retenue ce jour-là, au-dessus de ce petit pan d’herbes, était la même chose que ce qui nous retient parfois devant un tableau. L’œuvre semble vouloir nous dévoiler un présage, alors on reste, et on attend face à la toile. On la scrute. Si c’est un bon tableau, le regard ne s’ennuie jamais de parcourir indéfiniment les mêmes espaces, en y découvrant toujours quelque chose de nouveau. Peu importe la complexité des motifs, ni même leur présence. Ce qui compte c’est le présage, ou plutôt, le sentiment d’une venue prochaine.

La verbalisation de la peinture s’accompagne de plusieurs paradoxes : Parce qu’il est ouverture, le tableau nous montre l’invisible. C’est là un premier paradoxe. Un second paradoxe consiste en le fait que l’être au sein de la peinture n’existe qu’en tant que fuite. On ne peut y être que si l’on est en mouvement. Or, le mouvement est modification de l’être. Ainsi, être en peinture, c’est être déjà absent.

Dans Regard, Parole, Espace (1973), le philosophe français Henri Maldiney veut entreprendre la compréhension de l’œuvre d’art depuis elle-même, dans sa donation dans l’espace et dans le temps. Il s’agit de considérer l’œuvre en ce qu’elle se constitue elle-même, mais non toute seule, et non plus en ce qu’elle serait construite par notre intention de signification au sens de la conscience husserlienne. Si selon Maldiney le moment artistique advient dans une réalité tout à fait élémentale, il n’en reste pas moins un évènement : il surgit car il se différencie du flux des choses. Et pourtant, par une certaine étrangeté, l’œuvre semble avoir toujours été là. Le chef d’œuvre sera l’évidence qui nous bouleverse. C’est en ce sens là qu’elle a toujours été. La surprise des nouvelles toiles est un étonnement qui ne fait pas bondir, mais qui nous attire dans les méandres de son être, c’est là aussi ce qui fait sa curiosité. Maldiney place le primat de l’objet artistique, sa prééminence, dans sa matérialité; soit avant même qu’il ne soit un objet à proprement parler puisque cela nécessiterait le rapport objectivant d’un sujet. Il estime que l’œuvre d’art possède ses structures propres qui échappent et même désarment l’intentionnalité du sujet qui l’observerait.

La peinture de Mouffe incarne ce rapport à l’être. Ses tableaux matérialisent une multiplicité contenue et unie dans la toile. Chaque fine couche d’acrylique se fond dans la suivante, tant et si bien qu’une toile apparemment mauve est, en même temps, verte et rouge. La temporalité est ici primordiale, car la toile n’est pas mauve puis verte et rouge en fonction de l’endroit où se porte le regard. Elle à la fois uniquement mauve, et à la fois aussi verte et rouge. Inévitablement, le rapport entretenu par le volume et la surface des tableaux participe de la même qualité organique et paradoxale. Les barres métalliques fixées sur le châssis en bois et qui sous-tendent la toile sont formées de façon à y appliquer une pression suffisante pour la déformer. Les volumes ainsi créés étirent le tableau dans la profondeur, et les lignes de métal qui se devinent derrière la toile la transforment en sculpture dès leur contact. La peinture s’étend alors pour se dépasser elle-même et, dans une fuite vers l’avant, rejoint le regard qui l’observe. Eu égard à cela, la peinture monumentale Cornerposts into the fog (Nebel) (2021), de la série du même titre, occupe un statut particulier dans la peinture de Mouffe. Dans cette toile, les structures de la peinture se font plus visibles que dans les autres séries et certains coups de pinceau sont même explicites. Sans se fondre totalement les unes dans les autres, les nuances de bleu et d’ocre se distinguent. Les deux volumes imprégnant la toile semblent témoigner de cette dualité qui s’annule aussitôt qu’elle s’annonce. Car l’apparition de ces lignes ne provoque aucun éclatement du corps de la toile : bien que le regard puisse identifier et distinguer les couleurs, le tableau demeure unitaire. Pour le comprendre, il peut être utile d’appréhender la compréhension de l’œuvre comme celle d’un organisme vivant, obéissant à ses propres lois internes. L’œuvre d’art apparaît comme si les liens internes qui la constituent étaient nécessaires, et c’est la nécessité des liens entre les parties qui en fait un organisme. Comme le vivant, l’œuvre est une auto-génération ininterrompue.

Le philosophe italien et humaniste de la Renaissance Giordano Bruno compose entre 1589 et 1591 un petit traité sur les liens qu’il intitule De Vinculis in genere. Brûlé vif pour son apport à la physique et à la compréhension d’un univers infini, il aurait par ailleurs pu faire partie de la « série des fusillés », une série que Mouffe initie en 2018 en peignant les fusillé.e.s du franquisme à Formentera et qu’il étend ensuite à d’autres figures de résistance telles que Khaled al-Assad. Giordano Bruno fait de la notion du lien, ce qui unit et associe les choses, un principe de compréhension des rapports entretenus par les choses du monde en général et crée par ce geste une véritable philosophie du lien. Il pose en cela un geste étonnamment contemporain, celui de penser le monde à partir des liens qui unissent les choses, de leurs relations, et non seulement à partir des choses comprises isolément. Si les mondes sont infinis et l’univers chaotique, les liens sont ce qui permettent aux formes d’exister, de se distinguer du flux indifférencié. Ainsi, l’artiste est celui qui lie par son art, et la singularité d’une œuvre émane de sa relation avec ce qu’elle lie. Bien plus tard, lorsqu’il tente de mettre en avant l’irréductibilité de l’œuvre face à la conscience humaine, Maldiney n’effectue pas non plus d’opposition dichotomique entre l’objet et le sujet de la conscience. Bien au contraire, c’est un suspens de la polarité entre l’homme et le monde qui s’opère, car la coexistence de l’homme et du monde est inaliénable.

Pour accéder à la peinture de Mouffe, il faut donc revenir au sentir pris pour lui-même. C’est le geste qu’effectue le neurologue allemand Erwin Straus lorsqu’il réalise la phénoménologie hylétique qu’Husserl n’avait fait qu’annoncer. Mettant en avant le sentir pris pour lui-même, l’apport de Straus a été de permettre un accès plus fertile à l’expérience esthétique. L’expérience sensorielle n’est plus relayée au rang d’étape immature du processus de connaissance, celle qui faudrait dépasser par l’intellectualisation. Straus se détache de la donnée d’objet husserlien pour lui préférer le sentir en tant que tel, c'est-à-dire en tant qu’il est pris dans un rapport où il n’y a pas encore de sujet et d’objet distingués. De la même manière que la philosophie contemporaine a fait de la conscience une construction rétrospective de notre expérience, de même l’objet en tant qu’intentionnel se trouve ici relayé à un rang second. Il n’est pas, dans son intentionnalité, part constitutive du rapport premier au monde. Autrement dit, les formes du tableau ne deviennent objet qu’a posteriori, et non d’emblée.

Faire l’expérience de la peinture de Mouffe, c’est se mettre en rapport avec cette formeprimordiale d’un objet non encore constitué en tant que tel. Ce qui en fait un objet artistique n’est pas uniquement la chose matériellement déterminée et conscientisée, mais le rapport premier et indicible entretenu avec celle-ci, qui, à son tour, nous transforme. En faisant l’expérience sensorielle des tableaux de Mouffe, nous assistons à un désarmement de la conscience intentionnelle par la chose même. Dans ses tableaux se fait sentir un avènement du lointain : le déploiement des profondeurs n’est jamais aplanissement. L’espace peint est toujours réel, et se dévoile dans l’apparaître car il échappe à la fixité.

En ce sens, essayer de déterminer une œuvre par une structure en points fixes c’est être, déjà, en retard par rapport à l’originaireté du voir. La temporalité de l’œuvre n’est jamais acquise en ce que le moment artistique s’agit selon un voir et non un vu : elle s’inscrit dans une continuité et non dans un passé défini que l’on pourrait pointer du doigt. La notion de temps implique le caractère dynamique de l’expérience esthétique, qui ne saurait être figée. Parmi le chaos, l’ambigüité est la seule voie pour reconquérir l’unité de la peinture.

C’est aussi ce qui fait la difficulté d’en parler car, comme nous le montre Mouffe, le mode d’être de l’expérience esthétique est en fait pré-théorique et pré-langagier. Une tension primordiale anime irrévocablement la toile. Sans quoi, l’œuvre serait plate, comme fidèle à la forme et aux limites de sa matérialité. Le seul but de l’œuvre de Mouffe est le parcours de sa propre constitution, et c’est cela même qui est son être. D’une certaine manière, l’œuvre n’est achevée par l’artiste que lorsqu’elle est capable de ne jamais atteindre un achèvement, entendu ici au sens d’une fin arrêtée. Le travail du peintre finit lorsque la séparation — en cela définitive — du pinceau avec la toile coïncide avec la naissance de l’œuvre en tant qu’œuvre. Si l’on prend cette définition à la lettre, cela signifie que jamais un peintre ne peint une œuvre. L’avènement de l’œuvre exclut le peintre, et le véritable artiste est celui qui saura se retirer pour la laisser être.