Michel Mouffe : nos parts de néant, nos parts d'éternité...
par Xavier Van den Broeck
L'évidence, la voici : l’œuvre de Michel Mouffe est lumineuse en même temps qu'opaque. Limpide et pourtant rebelle à notre compréhension immédiate, comme en lisière de notre intelligence. Statique et mobile à la fois, apaisée autant que parcourue d'un souffle, et d'un souffle parfois épique. Ardente et mutique, et d'une évidente modernité bien que discrètement frémissante aux souvenirs de la Renaissance... Ensemencée de joie, également, mais d'une joie teintée de gravité. Une œuvre printanière, en somme, mais d'un printemps inquiet, d'un printemps qui n'oublie pas l'hiver dont il est né ni l'automne auquel il retournera. Une œuvre qui tient, en quelque sorte, de l'oxymore, et de l'oxymore perpétuel, alliant ceci et son contraire, sans jamais violenter l'une et l'autre des tensions qu'elle met en présence, une œuvre, encore, qui semble parfois se jouer d'elle-même, si pas de nous, combinant intelligence et malice, nous rendant muet plutôt que bavard, nous pénétrant davantage que nous ne pouvons la pénétrer, nous montrant quelque part tantôt les toiles ou les toiles-sculptures d'un mathématicien qui serait devenu peintre, tantôt celles d'un philosophe qui aurait troqué sa plume contre des pinceaux - car oui, le travail de l'artiste, en bordure des abîmes, invite immanquablement à l'interrogation existentielle. Plus précisément même, ses toiles nous convoquent, nous qui les regardons, elles nous forcent, par leur implacable matérialité, à être présent à elles et, par-là, à nous-même. Disons-le de manière simple : en présence d'une toile de Michel Mouffe, il s'avère très difficile de faire comme si elle n'était pas là. Parce que cette toile, bien que privée d'yeux, bien que privée de conscience, bien que pure matière inanimée, semble, lorsque nous sommes devant elle ou même dans ses parages, irrésistiblement nous regarder... Non pas que les créations de l'artiste bruxellois ouvriraient les portes du fantastique. Plus justement : ses créations combinent mise en présence du visible et de l'invisible, articulation savante du présent et de l'absent, noces du temps et du hors-temps, symbiose intime de la couleur et de l'espace, de l'inertie de la matière et des vibrations qui, néanmoins, l'animent...
Nous serions religieux, nous dirions : il y a là une mystique qui affleure à la surface de ces multiples couches de peinture qui s'annulent les unes les autres en même temps qu'elles se créent mutuellement, et plus encore lorsque, nous en approchant, elles laissent voir les infinies nuances qui les habitent, les stries claires qui les organisent, le foisonnement de la toile, à la fois saturée et pourtant comme inachevée - un monde empli d'infra-mondes, entre chaos et savante organisation, un monde qui résonne d'une présence organisatrice qui ne veut pas dire son nom mais seulement en montrer les signes... Nous serions psychanalyste, nous affirmerions : cette tension qui, parfois, bombe la toile, s'avance vers le regardeur, là, c'est à n'en douter aucunement le "Ça" de Freud, l'inconscient qui taraude le subconscient, le pôle pulsionnel de l'humain qui l'organise à l'arrière-plan de sa conscience, ou alors la matérialisation du "Cri" de Munch... Nous ne sommes ni religieux ni psychanalyste, tout au plus critique d'art. Aussi, questionnons-nous comme tel : comment Michel Mouffe réussit-il pareille gageure ? Comment ses créations, qui, pour certaines, brouillent les frontières entre toile et sculpture, nous pénètrent-elles davantage que nous ne pouvons les pénétrer ? Et comment, en une carrière dont les balbutiements commencent dans l'adolescence, parvient-il, près d'un jeune demi-siècle plus tard, à prolonger sa recherche - mais peut-être faut-il parler ici de quête ? - sans trébucher jamais sur la redite, mais, au contraire, en approfondissant une démarche qui, pour renouvelée qu'elle est sans cesse, n'en témoigne pas moins d'une extrême cohérence ?
L'on peut, en guise de réponse ou de tentative de réponse, évoquer la perfection du geste, impeccable de maîtrise et jamais pris en défaut quels que soient les outils ou matériaux, nombreux auxquels il a recours - crayon, fusain, pastel, pinceau, brosse, acier, toile...Il y a également, avant même ce geste, ce "jaillissement"dont il nous dit qu'il constitue la source première de chacune de ses créations. Oui, ces toiles semblent parfois jaillir dans l'espace, y surgir comme de belles et terribles nappes qui tendraient leurs plis et leurs replis à l'éternité, ou alors les déploieraient dans un temps immobilisé, un présent par elles densifié, magnifié... Il y a l'infinie patience, également, celle-là même qui, justement, lie l'artiste non pas au temps de nos montres mais au temps de la peinture, de la matière-peinture et de ses rythmes intimes; cette patience, encore, qui lui sert sans doute de guide secret lorsqu'il couvre ses toiles de multiples couches ou les plonge, en de profanes baptêmes, dans des bacs emplis de couleur, explorant le médium-peinture dans ses plus profonds retranchements, le débusquant, tout en le respectant, dans toutes ses diverses potentialités, se tenant parfois comme à l'écart de l'acte créateur, puis s'arc-boutant pleinement à celui-ci. Une véritable investigation, donc, obstinée - et pourtant sereine, acharnée et pourtant confiante -, et qui s'accompagne d'une profonde connaissance de l'art autant que d'une solide appropriation de celui-ci. Avec, en arrière-fond, un fil conducteur : lorsque tout a été peint, ainsi que l'ont affirmé certains, il n'en reste pas moins la question du "Comment peindre ?". Non plus "Quoi peindre ?", mais "Comment peindre ?" Une question que se sont également posée Rothko, Newman, Brice Marden, Malevitch, Yves Klein ou, plus près de nous, la belge Marthe Wéry, qui se livra également à une investigation obstinée des virtualités du médium-peinture. Des filiations qui ne sont pas des identifications, mais des parentés, des voisinages. Ou plutôt des jalons, pour, justement, se réapproprier à son propre compte cette histoire de la peinture. Et à cette liste, nous serions tentés d'ajouter les noms de certains cinéastes tant il nous semble que l’œuvre de Michel Mouffe, pour picturale et sculpturale qu'elle soit, n'en est pas moins également très cinématographique, ou, plus justement, filmique. Nous sommes ainsi parfois, devant les toiles de l'artiste, comme devant "L'Année dernière à Marienbad", d'Alain Resnais, film duquel la temporalité, ou la narrativité, semble s'être évanouie pour laisser la mémoire se déployer en guise de nouvelle temporalité, comme si, pour le réalisateur français, la seule réalité digne d'être filmée était la réalité intérieure, celle résidant dans le cerveau, seule instance à même de produire le rêve, l'évasion, la mémoire. A l'instar du réalisateur français, Michel Mouffe, lui aussi, nous offre des toiles en lesquelles projeter nos rêves, nos évasions, nos narrativités mentales, si pas en prendre conscience, s'y immerger, y réfléchir autant que s'y réfléchir... Il y a, nous semble-t-il également, du Jean-Luc Godard, du moins celui qui, très tôt dans sa carrière, plutôt que de raconter une histoire et la filmer, s'efforça, au travers d'un jeu inédit sur le montage, de se questionner : qu'est-ce qu'un film et comment fait-on un film ? Nous pensons aussi à Kubrick, et plus précisément à " 2001, l' odyssée de l'espace" tant il nous semble qu'il y a une parenté, esthétique autant que philosophique et intellectuelle, entre les toiles de Michel Mouffe et la fameuse "chambre des étoiles" dans laquelle se clôt le film du réalisateur anglais - l'on verrait d'ailleurs les toiles de Michel Mouffe parfaitement s'insérer dans cette chambre des étoiles, lieu d'absolue blancheur, vacuité saturée de trop plein d'espace, au creux duquel espace et temps semblent, à force de tant coïncider, s'annuler mutuellement ou se créer l'un l'autre. Il y a de cela dans les toiles de l'artiste bruxellois : l'on ne sait trop si elles sont le silencieux réceptacle du temps ou si elles constituent l'incarnation même de l'espace, son implacable mise en présence à notre regard.
A l'instar de ces trois maîtres du cinéma, il y a chez le peintre la volonté et la capacité de créer une expérience visuelle à même de contourner notre intelligence pour pénétrer directement notre inconscient. A même, du coup, de faire événement en nous, rupture, donc, avec notre ordre des choses, notre ordonnancement du monde. Et nous avons beau, pour nous saisir à nouveau de notre entendement, nous repositionner face à la toile, voici qu'elle se montre différente, autre - comme si l'événement se déplaçait, soucieux de ne pas se laisser appréhender, de demeurer insaisissable. Cette insaisissabilité des toiles de l'artiste, ou de ses toiles-sculptures, qui n'est pas loin de provoquer chez qui les regarde quelque chose qui relève de la dissonance cognitive, elle s'explique peut-être par le simple fait que vouloir les approcher de façon formaliste, vouloir, donc, en saisir les formes selon le lexique courant aux disciplines artistiques, s'avère impossible, du moins fort complexe. Comment, en effet, nommer valablement forme la presque déchirure qu'impose à la toile la structure métallique cabrée derrière elle ? A quel lexique artistique se fier pour décrire le halo de rouille qui corrompt la toile et semble la mener à sa destruction tout en l'organisant par les lignes mordorées qui s'impriment à sa surface et se mêlent aux couleurs ? A quel vocable confier la description des monochromes de l'artiste lorsque tout oblige à voir qu'ils n'en sont pas à proprement parler tant sont nombreuses les couches de couleurs différentes qui les constituent ? Comment nommer ce qui, présent sur la toile, ne s'y voit cependant pas, en l'occurrence le hors-champ ? Quels outils du langage utiliser - ou penser ! - quand des moyens strictement picturaux annexent des moyens sculpturaux, quand les uns et les autres s'englobent mutuellement tout en se faisant concurrence ? Quand la surface de la toile accueille creux et sillons, et que cette surface révèle des strates antérieures, qui s'amplifient mutuellement davantage qu'elles ne s’annulent ? Quand les couleurs qui les habitent et les animent se refusent à se laisser enfermer dans un seul mot - ce bleu est-il seulement du bleu, ce mauve est-il vraiment mauve ? Quand rien ne peut être dit sur ce que pourrait signifier l’œuvre, puisque son propos n'est pas de questionner la signification des choses mais plutôt de questionner l'essence même de la matière ? Et surtout : de questionner l'essence même du temps et de l'espace, lesquels sont peut-être, finalement, le sujet, si pas la substance même de l’œuvre de Michel Mouffe. Se dérobant aux mots, se donnant comme signifiant mais nous refusant tout signifié, captant notre regard pour mieux nous affirmer leur part d'autodétermination et ne proposant en guise de narrativité que des procédures picturales savamment réfléchies en fonction des nécessités imposées par la matière-peinture, par la toile ou la structure qui la sous-tend, ces créations semblent d'amples tabernacles qui auraient capturé le temps et ne le laisseraient suinter de leurs parois opaques que pour mieux nous affirmer la pleine maîtrise qu'elles en ont. Pourtant, à y réfléchir froidement, l'on pourrait dire que ces toiles ne consistent finalement qu'en une suite d'opérations sur le médium peinture, certes précises, minutieuses, ingénieuses, qui s'entremêlent, s'interpénètrent, se confrontent ici à des ossatures métalliques, produisent là de translucides effets de transparence, des équilibres visuels parfaits, parfois au travers de la parcellisation de la surface, laquelle se trouve éventuellement corrodée par la rouille - qui, dit en passant, accède ici, par l'entremise de l'artiste, à une véritable réhabilitation, une reconnaissance de sa beauté intrinsèque jusqu'alors séculairement crainte et méprisée...
C'est vrai, l'on pourrait le dire, et même ajouter : le travail de Michel Mouffe consiste, somme toute, à livrer au regardeur une toile ou un ensemble de toiles, qui, dialoguant entre elles et avec l'espace où elles s'insèrent, portent toutes chacune en elle les étapes de leur genèse, les strates de leur émergence, les différents et multiples instants qui racontent leur identité, les contingences et les tensions franchies par elles pour nous parvenir, pour advenir... Mais il faudrait alors s'étonner : comment, n'étant, si l'on peut dire, que cela - une somme, donc, de travail et de procédures ramassées sur une surface et parfaitement exécutées -, comment, donc, portent-t-elles grâce et mortalité, joie et gravité, immanence et permanence ? S'étonner, également, qu'elles ne sont pas loin de sidérer qui les contemple, qui s'y absorbe, qui, presque, s'y noie, comme dans un miroir... Nous vient une réponse en forme de question : serait-ce parce que, portant en elles, leur genèse, en ce compris leur origine, elles nous disent quelque chose du néant dont elles proviennent ? Serait-ce parce que cette rouille qui mord certaines toiles nous murmure le néant auquel elles sont, là, sous nos yeux, déjà promises ? Après tout, l'artiste n'affirme-t-il pas, en guise de profession de foi, qu’"il faut affronter le néant à l'intérieur de nous, très bas, pour recommencer à vivre" ... A le suivre, le néant serait dès lors en nous, à l'intérieur de nous - nous en serions les porteurs, si pas les véhicules… Et s'il estime, dans la même phrase, qu'il nous appartient de "recommencer à vivre", peut-être cela signifie-t-il que nous sommes, quelque part, mort ? D'ailleurs, ces couches de peinture, après le traitement qui leur a été imposé par l'artiste, ne recommencent-elles pas également à vivre, comme si la toile était, par l'artiste, laissée dans un état d'inachèvement, à charge, pour elle, de poursuivre son cheminement, sa traversée du temps ? Oui, il nous semble bien que Michel Mouffe peint quelque chose du néant en nous, que ses toiles nous chuchotent que nous sommes matière, certes, mais aussi néant, qu'elles sont, en somme, le miroir de notre néant, les compagnes de celui-ci - leurs sœurs gémellaires... Nulle désespérance, pourtant, ne sourd de ces toiles, ni non plus aucune idée de la mort tant elles signalent le triomphe patient de la matière, et la victoire de la couleur qui la drape... D'ailleurs, s'il faut recommencer à vivre - ce sont les mots de l'artiste - c'est qu'alors nous avons quelque part triomphé de la mort ou d'une certaine idée de la mort ? Un triomphe ou même, tout au plus, une éphémère victoire, mais qui, peut-être, vaut promesse de ce que pourrait être l’éternité ? Ces fines brisures de marbre que parfois l'artiste sème sur ses toiles ne sont-elles pas, d'ailleurs, comme autant de graines d'éternité ? Non pas d'une éternité promise par un dieu ou une divinité, car les créations de Michel Mouffe, formidablement débarrassées du divin - ou alors le réinventant - et tout emplies d'une pureté toute profane, restituent à la matière - et nous sommes, nous aussi, matière - et à elle seule sa capacité intrinsèque à triompher du temps, quitte à se transformer, à se régénérer. Pareille œuvre, à la fois hermétique et gorgée de sensualité, nous propose peut-être cela : une mystique du néant, mais non point envisagé comme le non-existant, le non-vivant, mais bien comme la condition d'émergence de la matière - son origine première, sa matrice nourricière, son port d'attache... Le néant comme origine intime de nos vies et comme sanctuaire ultime de celles-ci, en somme. Le néant réhabilité, et porteur d'éternité parce que berceau de la matière. En ce sens - et il en est certes d'autres - l’œuvre de Michel Mouffe n'est-elle peut-être que cela et tout cela à la fois, ce qui n'est pas rien : un oxymore - oui, nous y revenons -, ou plutôt l'oxymore parfait, l'oxymore absolu, qui unit néant et éternité, qui raconte nos parts de néant et nos parts d'éternité, et murmure silencieusement, entre ces deux tensions en apparence irréconciliables, l'événement, finalement tellement ineffable, tellement impensable par nous, qu'il y a d'exister...